Cour administrative d'appel de Paris du 11 mars 2025 ; vers une extension du préjudice d'anxiété au delà des victimes de l'amiante ?

Brouillon -

Le constat de l'existence d'un préjudice d'angoisse, devenu lexicalement préjudice d'anxiété, lié en droit administratif au risque d'évolution défavorable d'une situation, est récent en droit public, même si la Cour administrative d'appel de Nantes précisait déjà dans sa décision N°90NT00044 du 12 mars 1992 que ; "Considérant que Mme X..., âgée de 60 ans au moment des faits, présente une incapacité permanente partielle de 50 % ; qu'il résulte de l'instruction que ses troubles persistants de l'équilibre, accentués par des manifestations d'anxiété, nécessitent l'assistance à temps non complet d'une tierce personne ; que la circonstance que ses proches assurent eux-mêmes cette assistance ne fait pas obstacle à ce que ce chef de préjudice donne lieu à réparation", la Cour administrative d'appel de Paris confirmant l'indemnisation du surcroît d'anxiété occasionné à une malade dans sa décision N°98PA03936 du 12 juillet 2000.

Car c'est surtout sur le constat de la prise en charge de ce type de préjudice par le juge judiciaire au titre de l'exposition des personnes à l'amiante (CF Cour de cassation décision N°09-42241 du 11 mai 2010) que le juge administratif étend le bénéfice de ce préjudice aux agents publics, marins des bâtiments de surface comme des sous-marins, du fait de leur exposition aux poussières d'amiante.

En 2010, aux seules fins de combattre son indemnisation, l'employeur de ces personnels affectés par la poussière d'amiante invoquait le fait que la Cour d'appel ne justifiait pas légalement sa décision en constatant que l'existence d'un risque non réalisé se confondait avec l'anxiété que ce risque peut générer, allouant une réparation distincte de ce chef, assimilant ainsi le bénéfice d'une surveillance médicale post-professionnelle facultative à une obligation de se plier à des contrôles, caractérisant l'existence d'un élément objectif distinct de l'angoisse.

La Cour de cassation constatait alors de facto que " les salariés, qui avaient travaillé dans un des établissements mentionnés à l'article 41 de la loi de 1998 et figurant sur une liste établie par arrêté ministériel pendant une période où y étaient fabriqués ou traités l'amiante ou des matériaux contenant de l'amiante, se trouvaient par le fait de l'employeur dans une situation d'inquiétude permanente face au risque de déclaration à tout moment d'une maladie liée à l'amiante et étaient amenés à subir des contrôles et examens réguliers propres à réactiver cette angoisse ; qu'elle (la Cour d'appel) a ainsi caractérisé l'existence d'un préjudice spécifique d'anxiété et légalement justifié sa décision".

La Cour administrative d'appel de Paris dans sa décision N°22PA03906 du 11 mars 2025 étend pourtant la prise en charge de ce préjudice d'anxiété au victimes du chlordécone, insecticide massivement utilisé aux Petites Antilles pour éliminer le charançon du bananier, à la condition principale que ses bénéficiaires puissent produire des analyses de sang confirmant qu'ils ont été exposés à la nocivité de ce produit.

Cette position fait aujourd'hui l'objet de la part de l'Etat d'un recours devant le Conseil d'Etat.

Cette position de la justice administrative n'est pourtant pas nouvelle (I) et pose la question des limites de l'indemnisation des victimes de l'inaction de l'Etat qui régule la mise sur le marché de produits chimiques censés assurer la préservation de l'intérêt général (II).



I) La construction jurisprudentielle du concept d'indemnisation du préjudice d'anxiété par le juge administratif.

Dès 1988 le Conseil d'Etat (Décision du 17 février 1988 N°71377) admet la responsabilité administrative d'un hôpital du fait qu'il n'a pas pris en compte "l'état d'anxiété (d'un patient) provoquant d'importants troubles du comportement", l'anxiété étant ici corrélée à l'angoisse.

Par cette décision, le Conseil d'Etat confirme la possibilité d'indemniser l'anxiété et l'angoisse dès lors que "l'intéressée, prise d'une violente crise d'angoisse, s'est jetée dans le vide par la fenêtre de la chambre où elle avait été placée au premier étage de l'hôpital, et a été victime de plusieurs fractures," confirmant que l'angoisse, stade progressif de l'anxiété qui se manifeste par des troubles physiques, est au centre de la quadrilogie inquiétude, anxiété, angoisse puis panique.

Indemniser l'anxiété, c'est par conséquent considérer que, avant l'angoisse et se crises éventuelles, il existe des manifestations physiologiques et donc physiques de l'anxiété.

Ce faisant, le juge administratif est dans l'attente de l'établissement d'éléments médicaux qui lui permettent de lier l'état psychologique du requérant avec sont état physiologique et de constater ainsi l'existence d'une anxiété indemnisable.

Le Conseil d'Etat confirme ce constat dans une décision du 18 mai 2011 N°326416 (et CE du 22/07/2020 N°429809) dans laquelle il confirme que "les troubles de Mme A liés à sa contamination par le virus de l'hépatite C, se manifestant sous la forme d'une asthénie persistante, parfois intense, sont devenus plus importants, que ses souffrances physiques ont été évaluées à 3 / 7 par l'expert et qu'elle souffre d'une anxiété liée à sa contamination ; qu'en fixant à 36 100 euros l'ensemble de ces préjudices personnels, le tribunal administratif en a fait une juste appréciation."


Ici encore, la contamination par un virus générant des souffrances physiques conduit le juge administratif à confirmer l'indemnisation de la requérante au titre d'un préjudice d'anxiété qui n'est pas individualisé mais globalement compris dans "l'ensemble de (ses) préjudices personnels".

Le juge administratif va s'appuyer sur tous les éléments mis à sa disposition pour anticiper le passage de l'état d'anxiété à celui d'angoisse, qualifiant ainsi en réalité le préjudice d'anxiété en préjudice d'angoisse ; ainsi de l'avis de l'Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé  (Décision du Conseil d'Etat du 09/11/2016 N°393108), de l'allocation versée à un agent du fait de son exposition à l'amiante (Décision du Conseil d'Etat du 03/03/2017 N°402022), une prise en charge hospitalière inadéquate au vu de l'état du patient (Décision du Conseil d'Etat du 20/12/2018 N°417457), ou encore de l'existence de chlordécone dans les prises de sang des personnes au moment ou elles sont exposées à ce pesticide (Décision CAA de Paris susvisée N°22PA03906 du 11/03/2025.

Car, en indemnisant l'anxiété, c'est bien l'angoisse que le juge présuppose.

Mais ce n'est qu'en 2017 que le Conseil d'Etat (Décision du 03/03/2017 N°402022 confirmée par une autre Décision du
19/04/2022 N°457560) individualise le préjudice d'anxiété en tant que préjudice moral indemnisable au profit des ouvriers d'Etat  ; "dès lors qu'un ouvrier d'Etat ayant exercé dans la construction navale a été intégré dans ce dispositif d'allocation spécifique de cessation anticipée d'activité, compte tenu d'éléments personnels et circonstanciés tenant à des conditions de temps, de lieu et d'activité, il peut être regardé comme justifiant l'existence de préjudices tenant à l'anxiété due au risque élevé de développer une pathologie grave, et par là-même d'une espérance de vie diminuée, à la suite de son exposition aux poussières d'amiante ; qu'ainsi, en retenant que la décision de reconnaissance du droit à cette allocation vaut reconnaissance pour l'intéressé d'un lien établi entre son exposition aux poussières d'amiante et la baisse de son espérance de vie, et que cette circonstance, qui suffit par elle-même à faire naître chez son bénéficiaire la conscience du risque de tomber malade, est la source d'un préjudice indemnisable au titre du préjudice moral".

Puis le Conseil d'Etat, dans sa décision du 28 mars 2022 N°453378 établit une présomption irréfragable d'indemnisation du préjudice d'anxiété au profit des agents exposés aux poussières d'amiante ; "La personne qui recherche la responsabilité d'une personne publique en sa qualité d'employeur et qui fait état d'éléments personnels et circonstanciés de nature à établir une exposition effective aux poussières d'amiante susceptible de l'exposer à un risque élevé de développer une pathologie grave et de voir, par là même, son espérance de vie diminuée, peut obtenir réparation du préjudice moral tenant à l'anxiété de voir ce risque se réaliser. Dès lors qu'elle établit que l'éventualité de la réalisation de ce risque est suffisamment élevée et que ses effets sont suffisamment graves, la personne a droit à l'indemnisation de ce préjudice, sans avoir à apporter la preuve de manifestations de troubles psychologiques engendrés par la conscience de ce risque élevé de développer une pathologie grave."

In fine, cette présomption irréfragable s'étendra-t-elle aux victimes exposées au chlordécone ?

La Cour administrative d'appel de Paris n'a reconnu dans sa décision N°22PA03906 du 11 mars 2025 n'a reconnu le caractère irréfragable de cette présomption qu'au profit des personnes établissant des analyses de biologie médicale comportant des marqueurs protéiques anormaux ou des examens sanguins établissant leur exposition, de manière significative, c'est-à-dire au dessus des taux de détection en laboratoire, à la chlordécone.

La question de l'automaticité de l'indemnisation du préjudice d'anxiété reste donc posée, la seule crainte psychologique de tomber malade ou de voir sa maladie aggravée ne pouvant suffire.




II) Anxiété et exposition aux produits chimiques ; la question des limites de l'indemnisation des victimes de l'inaction de l'Etat qui régule la mise sur le marché de produits chimiques censés assurer la préservation de l'intérêt général.

La crainte ou le ressenti de se voir mourir ou de voir sa maladie aggravée, domaines circonscrits par le préjudice d'anxiété, ne peuvent suffire pour se le voir indemniser.

Car si les personnels de la Marine nationale ont bénéficié d'une présomption irréfragable d'indemnisation du préjudice d'anxiété, cette présomption était conditionnée par leur présence  prolongée à bord de navires comportant, du fait de leur structure, de l'amiante.

Le juge administratif était donc parti du constat que ces personnels de la Marine nationale, soumis à des campagnes de navigation longues, et alors même qu'ils auraient fourriers ou cuisiniers à bord de ces navires (CF CE du 
13/05/2022 N°450503) avait forcément été en contact avec l'amiante sur des périodes de plusieurs trimestres voire semestres d'affilée.

A ce titre, l'anxiété, et par conséquent l'angoisse, manifestation physique de l'anxiété, était indemnisable.

Or, force est de constater que les personnes qui travaillaient dans des plantations soumises au chlordécone, pesticide utilisé en Guadeloupe et en Martinique de 1972 à 1993 pour lutter contre le charançon du bananier, mais également sur le tabac, sur les arbustes ornementaux, sur les cultures d'agrumes, comme piège à fourmis et à cafards et même contre le mildiou (par conséquent en viticulture), ont bien elles aussi exposées de manière continue, tout comme les populations voisines de ces cultures.

Le chlordécone est également un polluant organique persistant, ce qui signifie que sa disparition des sols pollués, alors qu'il était interdit dès 1975 aux Etats-Unis mais utilisé en France jusqu'en 1993, pose la question de la responsabilité de l'Etat qui ne peut qu'être reconnu fautif dans ce dossier, dès lors que ce pesticide à disparu des "rayons de vente" en 1993 alors que sa toxicité était établie dès 1965 par Robert Huber, chimiste de renom.

La question de la responsabilité pour faute de l'Etat est donc posée au travers de l'indemnisation du préjudice d'anxiété puisque l'indemnisation de ce préjudice est intimement liée à l'autorisation donnée par cet Etat.

La décision que doit prendre le Conseil d'Etat en appel de l'Etat contre la décision de la Cour administrative d''appel de Paris du 25 mars 2025 est donc délicate.

En effet, soit ce Conseil refuse l'indemnisation du préjudice d'anxiété au profit des personnes ayant été en contact avec le chlordécone et dans ce cas il restreint la présomption irréfragable d'indemnisation de ce préjudice au profit des victimes de l'amiante, les personnels de la Marine nationale en premier lieu mais une extension au profit d'autres personnels, militaires ayant été en contact avec l'uranium appauvri de certaines munitions (ainsi en Irak ou en Bosnie-Herzégovine), peut-être envisagée.

Il n'en reste pas moins qu'en statuant ainsi le Conseil d'Etat serait susceptible de fermer la porte à une indemnisation plus globale des victimes du chlordécone dès lors que le principe de l'indemnisation globale et compète des préjudices pourrait servir de référence à ce refus.

Mais le Conseil d'Etat pourrait reprendre la motivation de la Cour administrative d'appel de Paris en accordant l'indemnisation du préjudice d'anxiété/angoisse aux personnes établissant des analyses de biologie médicale comportant des marqueurs protéiques anormaux ou des examens sanguins établissant leur exposition, de manière significative, c'est-à-dire au dessus des taux de détection en laboratoire, à la chlordécone.

Ce faisant, il ouvrirait la porte à une indemnisation plus globale à l'ensemble des personnes victimes de pathologies qu'elles seraient en mesure d'établir comme la cause et la conséquence directe à ce pesticide.

Or; ce faisant, les requérants ne manqueraient pas d'invoquer le fait que puisque le préjudice d'anxiété liée à cette pollution au chlordécone est indemnisé, la responsabilité de l'Etat qui aurait, s'ils arrivent à l'établir, laissé courir sur plus de 15 années l'utilisation de ce pesticide alors que dès 1975 les Etats-Unis en avaient interdit l'usage, ne pourrait qu'être mise en cause.

Ce faisant, le juge administratif ouvrirait la porte à une indemnisation globale des victimes de la pollution au chlordécone.

L'arbre renversé par le vent avait plus de branches que de racines, vieux proverbe chinois qui place aujourd'hui le juge administratif dans la position délicate de ne pas avoir de reproches à faire contre l'Etat dans sa politique de gestion de mise sur le marché du chlordécone tout en préservant la justice qui ne peut qu'être due aux victimes de ce pesticide.

Une troisième voie s'offre au Conseil qui pourrait s'arrêter à préciser les conditions à réunir aux fins  de permettre aux victimes de la pollution au chlordécone de bénéficier de l'indemnisation de ce préjudice, ce même Conseil s'étant déjà calé sur l'arrêté du 30 juin 2008 relatif aux limites maximales applicables aux résidus de chlordécone sans saisir la Cour de justice de l'union européenne (CF CE du 12/10/2020  N°421852) ou en considérant que la convention de Stockholm du 22 mai 2001 sur les polluants organiques persistant ne pouvait servir de fondement à sa décision (CF CE du 12/10/2020 N°433933).


 


















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